Le blog de Polyphonies, école à distance d’écriture musicale et de composition.

Réflexions sur le génie

Une opinion qui fait suite à l’article de A. Aurèche : "Reflexions sur l’enseignement de la composition" qui abordait la notion de "génie créateur"

Notre époque est trop souvent fascinée par l’individualité : elle préfère le pianiste à la sonate, le compositeur à l’oeuvre, ou l’élève à la matière qui doit lui être apprise. Aussi le génie, qui est certainement la chose la moins bien partagée au monde, est-il mis en cause comme politiquement ou pédagogiquement douteux, quand sa réalité n’est pas tout simplement niée avec dédain. Lire l’article


 Parlez-moi du génie...

Assurément cette notion aurait assez peu d’intérêt si elle n’était invoquée que pour rendre compte des aptitudes exceptionnelles que l’on se plaît à évoquer dans les biographies des grands musiciens. En réalité c’est de la nature de l’oeuvre d’art qu’il convient de partir et non du musicien. En effet la théorie du génie s’efforce de rendre compte de la production d’une oeuvre que les aptitudes naturelles ordinaires et les seules connaissances techniques ne suffisent pas à expliquer.

GIF - 16.1 ko
J.S. Bach

Une expression bien connue dit de la musique de Bach qu’elle est "une citation de Dieu", manière imagée d’affirmer la valeur transcendante et plus qu’humaine de son oeuvre, et qui fait du musicien une sorte de messager de Dieu, et en tout cas un homme qui ne peut pas tirer de son propre fonds l’oeuvre qu’il produit. Ce qui est en cause n’est donc rien moins que le statut de l’oeuvre d’art : production humaine, simple divertissement d’humains, occasion de manifester son habileté ou bien plutôt accession à un ordre de beauté si élevé que les chefs-d’œuvre de l’humanité ne puissent être l’oeuvre de simples mortels.

 Un problème vieux comme Hérode.

L’affaire remonte à Platon et au-delà à Pythagore : Platon voit dans la musique une sorte d’incarnation de l’ordre des mathématiques dans le sensible, et le plaisir ressenti à l’écoute de la musique se confond, selon lui, avec la contemplation de l’éternité. La légende veut même que Pythagore ait eu le privilège d’entendre "l’harmonie des sphères", c’est-à-dire l’accord harmonique des sons produits par le mouvement des planètes, la musique du monde lui-même. Ainsi l’harmonie musicale n’est rien d’autre que la structure de la réalité elle-même, ce qui justifie certainement la comparaison de Yehudi Menuhin entre la nécessité propre à la musique de Bach et la nécessité de la structure de l’atome.

On doit à cette divinisation de la musique par Pythagore le sort heureux que le Christianisme a accordé à la musique, non sans réticence d’ailleurs à l’égard de tout ce qui pouvait flatter la sensualité comme le chromatisme, la polyphonie à ses débuts, les voix des femmes entre autres, tout cela étant bien trop humain et diabolique pour élever l’âme des fidèles. Saint Augustin confesse : "Quand il m’arrive d’être davantage ému par le chant que par le contenu des paroles chantées, je m’accuse d’un grave péché, et alors je préférerais ne pas entendre le chantre". On ne doit pas conclure de ces remarques que le critère de la profondeur est la tristesse et l’ennui, mais ce que l’on appelle parfois le "minimalisme" s’en trouve justifié, ou par exemple, l’interprétation très ascétique et cosmique, de la musique de Bach par Glenn Gould. Le génie, dans cette représentation de la musique, est l’aptitude donnée par une sorte de conversion morale à accéder à une réalité transcendante et à la rendre sensible aux communs des mortels.

GIF - 9.6 ko
G. Leibniz

 Quand la science s’en mêle, et s’emmêle.

Pourtant la conception pythagoricienne de la musique peut amener paradoxalement à une démystification de la musique. En effet la science comprend de mieux en mieux la nature du réel, les lois de la Physique, et il peut apparaître que la musique n’est de ce fait que l’application de ces lois à la matière sonore elle-même. Ainsi pour Leibniz la musique est-elle un exercice caché d’arithmétique que l’esprit ignore : "L’âme, lors même qu’elle ne sent pas qu’elle compte, éprouve néanmoins le résultat de son calcul secret ; soit qu’elle se délecte aux consonances, soit qu’elle subisse la blessure des dissonances, ce qu’elles ressent résulte des rapports numériques". Inversement l’écriture de la musique peut enseigner que ce qui a été bien calculé sonne bien. Voilà alors la musique transformée en une technique que tout le monde peut apprendre, tout comme les mathématiques ou la physique.

Tout le conflit entre Rameau et Rousseau repose sur cette question : pour Rameau, "la musique est une science physico-mathématique. Le son en est l’objet physique et les rapports trouvés entre les différents sons en font l’objet mathématique. Sa fin est de plaire, et d’exciter en nous diverses passions". Le plaisir musical a donc son fondement dans les lois de la nature, et on pourrait imaginer que notre moderne science neuro-biologique nous donne d’intéressantes leçons complétant les conceptions de Rameau. Semblable au cuisinier, le musicien connaîtrait alors les recettes qui permettraient de faire de la bonne musique. A cela Rousseau répond que "la musique n’est pas un plaisir de tympan". S’opposant à une conception matérialiste de la musique, il considère que la musique n’est pas un simple plaisir physique mais qu’il s’y exprime du "moral", comprenons du spirituel. Dès lors, il devient impossible d’expliquer par science comment une musique peut être expressive ou non, et donc tout aussi impossible de l’enseigner. Entre l’ordre de la nature physique et l’ordre du spirituel et de l’affectif s’ouvre un abîme qu’aucune explication rationnelle ne peut combler.

 Mais Dame Nature passe par là.

Dans une perspective analogue Kant a défini les Beaux Arts comme les arts du génie. "Le génie est la disposition innée de l’esprit (ingenium) par le truchement de laquelle la nature donne ses règles à l’art".

En effet selon ce philosophe, la Beauté, tout en étant universelle, est irréductible à tout concept, à toute loi, à toute définition auxquels l’esprit pourrait accéder : "Est beau ce qui plaît universellement sans concept". Or, qu’aucune loi définie et connue par l’intelligence ne préside à la production d’une oeuvre ne signifie pas que l’oeuvre soit en dehors de toute loi. Même si quelques musiciens et peintres modernes, ou qui se prétendent tels, confient au hasard la réalisation de leur création, on peut penser que le hasard fait rarement bien les choses, et qu’une oeuvre digne de ce nom est sensée, et donc ordonnée. Précisément, cet ordre que l’intelligence ne révèle pas est communiqué par la nature. Une comparaison pourrait être éclairante : ce sont les mêmes lois biochimiques qui président à la formation de toutes les fleurs, tant les orchidées que les pissenlits, mais le discours du biologiste est totalement étranger à l’idée de Beauté. L’orchidée, si l’on peut dire, a du génie, et le pissenlit en est dépourvu. De même l’artiste a une inexplicable aptitude à produire de belles formes et "il n’est pas lui-même en mesure de décrire ou de montrer scientifiquement comment il crée ses productions". Quand bien même la science nous donnerait la connaissance intégrale du vivant, elle ne nous donnerait pas la règle des belles fleurs.

 C’est vous qui voyez...

GIF - 6.8 ko
I.Stravinsky

Les modernes n’aiment pas la notion de génie, parce qu’une vision scientiste et positiviste du monde leur interdit de voir dans l’activité humaine, quelle qu’elle soit, autre chose qu’un fait de nature tombant sous le coup de l’explication scientifique. C’est à la sociologie que l’on demande le sens des œuvres, c’est de l’archéologie musicale que l’on attend de savoir comment on doit les interpréter, c’est le psychanalyste qui rend compte des motivations psychologiques de l’auteur, c’est l’historien qui replace l’oeuvre dans son contexte, mais tous ces discours, aussi brillants soient-ils, pourraient bien laisser passer l’essentiel : l’inexplicable Beauté.

Le tout est de savoir si, comme le pense Stravinsky, "la fugue, forme parfaite où la musique ne signifie rien au-delà d’elle-même", si la musique en général ne tient son sens que de sa structure formelle ou si au contraire, la musique ouvre, au moins symboliquement, sur un au-delà dont l’artiste pressent les lumières, et dont les hommes ordinaires comprennent la secrète langue. Les premiers se lancent dans la "recherche musicale" après avoir reçu une "formation musicale", les autres "créent des œuvres d’art" après avoir bénéficié d’une "éducation musicale", mais tous produisent de la musique ..., quand ils ont du génie.