Le blog de Polyphonies, école à distance d’écriture musicale et de composition.

Musique sérielle : exemples de séries chez Webern (3ème partie)

Webern n’a cessé d’explorer le potentiel de développement que les propriétés d’identités induisent dans la composition sérielle. Après les remarquables séries révélant les richesses de la construction symétrique, Webern veut toutefois échapper à la mécanique de séries structurées de façon trop visible. Dès lors, le compositeur cherchera -et trouvera, le moyen d’échapper à une perfection formelle, finalement mortifère. Lire l’article


SOMMAIRE
 1-LES PREMIERES SERIES : LA SEGMENTATION SERIELLE
 2-LA "PREMIERE VOIE" : STRUCTURATION SYMETRIQUE DES 12 SONS
 3-LA "SECONDE VOIE" : CROISEMENTS ET PERMUTATIONS SERIELLES


La série de « Das Augenlicht » pour chœur mixte et orchestre de 1935 est assez remarquable. On y retrouve la prédilection de Webern pour les cellules isomorphes internes à la série (4 x 3 sons). A contrario de ses recherches habituelles, Webern explore ici davantage l’expressivité du sérialisme. Les commentaires soulignent souvent la symétrie triphonique que cette série dégage (entre les notes 2-4 et 6-8) ainsi que la présence en son sein (notes 2-5) du motif BACH. Autour de ce motif, qu’il reprendra dans son quatuor op 28, il forme sa série de secondes et de tierces majeures et mineures, en n’utilisant aucun effet de symétrie ni aucune combinaison. « A une exception près - la superposition sans intersection de la série et de sa récurrence, chantée par les sopranos et les ténors sur le premier vers du poème (mes. 8-13) -, les présentations sont toujours imbriquées. Les différentes formes de la série sont toujours déployées par progression simultanée de réseaux sériels sur la base de croisements et de chevauchements, selon deux plans le plus souvent distincts (voix d’un côté, instruments de l’autre) , tissant chacun un réseau propre, articulés ensemble par de nombreuses intersections ou par des croisements ».

La série du Quatuor avec saxophone, op 22, composée par demi-tons, ne repose pas non plus sur la symétrie. L’analyse d’Alain Galliari y discerne néanmoins une nouvelle propriété : la première et la dernière note s’inscrivant dans un rapport de triton fa#-do, la série et son renversement s’achèvent sur la même note. Les quatre présentations s’enchaînent sous la forme S-RvRcRv-Rc, se déployant en double miroir horizontal et vertical. Webern utilise copieusement les différentes relations d’identité dégagées entre certaines des quarante-huit présentations : intersections de sons entre certaines séries (jusqu’à six sons communs entre T3 et RcRv9) ou identités de segments formés des mêmes sons dans un ordre croisé (comme entre T9 et Rv3, ou entre Rvl et RcRv8). « Le recours abondant que Webern fait de ces propriétés dans les deux mouvements de l’œuvre témoigne de son désir d’explorer les vertus de la permutatoire dodécaphonique selon une voie autre que celle instituée par la construction de la série sur une symétrie interne : celle de croisements de divers types (circularité, intersections, parentés), qui ouvre à des exploitations en réseau d’une grande richesse. C’est cette "seconde voie" qu’explorent encore les op 27 et 31, en complément à la "première voie" (symétrie), à laquelle reviennent les séries des op. 28 à 30 » précise le musicologue.

La série des Variations op. 27 est construite autour d’un axe central de croisement : les deux sons centraux (do-fa#) croisent en effet ceux du renversement (fa#-do), sur l’intervalle pivot du triton (A. Galliari appelle cette propriété "miroir par axe central de croisement"). Webern cherche également à l’étendre aux autres éléments de l’écriture : la forme, la relation des voix, le rythme, et même la répartition verticale des registres (deuxième mouvement).

Avec l’op. 31, Webern achève cette "seconde voie" amorcée avec l’op. 22, et poursuivie avec l’op. 27. Asymétrique et non combinatoire, la première et la dernière note de cette série s’inscrit dans un rapport de triton (fa#-do). « Cette ultime série webernienne a pour particularité de lier ensemble la forme droite à son renversement, qui commencent et s’achèvent sur les mêmes notes, et de tenir par conséquent les quatre formes de présentation sérielle dans le même enchaînement circulaire S-Rc-Rv-RcRv que l’op. 22 ».

« Cette symétrie à l’échelle " quadri-dodécaphonique " n’ajouterait rien à celle du quatuor, si les quatre formes de la série n’étaient par ailleurs unies deux à deux par une identité supplémentaire de six sons, dans l’ordre croisé, par blocs de 2 et 4 notes - identité dans un cas absolue, dans l’autre relative. Les sons 4-5 et 8-11 du renversement sont en effet identiques aux sons 8-9 et 2-5 de la récurrence ; de la même manière, les sons 4-5 et 8-11 de la forme droite sont identiques aux sons 8-9 et 2-5 de la récurrence renversée - les quatre sons restants se croisant de leur côté dans l’ordre inverse (2-3 et 6-7 valant dans les deux cas 7-6 et 11-10) »

« En associant les quatre formes dans un autre sens, cette identité croisée de six notes se reproduit sous une forme relative - l’ordre des sons étant alors inverse. Les sons 4-5 et 8-11 de la série et de son renversement sont ainsi inversement égaux - les quatre sons restants se doublant dans l’ordre inverse (2-3 ct 6-7 valant dans les deux cas 6-7 et 2-3) . De même entre la récurrence et la récurrence renversée [...] Ces différents croisements de symétries exactes ou relatives, qui s’ajoutent à l’union deux à deux des formes par l’intersection de leurs notes extrêmes, permettent des jeux d’échanges, de partages et d’enchaînements qui dessinent des champs sériels et induisent des ordonnances symétriques démultipliées que Webern explore d’un bout à l’autre de l’œuvre Contrairement à ce qu’on pourrait croire a priori, la série asymétrique et non combinatoire de l’op. 31 partage ainsi, par une autre voie, la vertu du miroir des séries symétriques. »

« Célèbre pour ses symétries internes emboîtées, la série du Quatuor à cordes op. 28 se compose, à l’image de celle de l’op. 24, de trois permutations d’un motif générateur de quatre sons : le fameux motif BACH, transposé à partir de do#. Ce motif étant "canonique" (deux demi-tons descendants séparés par une tierce mineure ascendante), les trois tétracordes entretiennent entre eux une relation de miroir démultipliée : aux transpositions près, le deuxième est en effet tout à la fois le renversement et la récurrence du premier, ainsi que la récurrence et le renversement du troisième, le troisième constituant de même une transposition du premier (ou son renversement rétrogradé), et le renversement (ou la récurrence) du deuxième... »

« La série de la Première Cantate op. 29 offre, sous une forme simplifiée, la même superposition d’un miroir hexaphonique et d’une subdivision segmentaire (4 x 3 sons) . La base de la symétrie est constituée ici par le miroir hexaphonique : les six derniers sons constituent la récurrence renversée des six premiers.

« Ultime série symétrique de Webern, la série des Variations pour orchestre op. 30 constitue un cas particulièrement raffiné et fascinant. Nouvelle série à symétries multiples et dernière série utilisant la propriété « S = RcRv », c’est à coup sûr la plus complexe des séries de Webern. Elle introduit en effet dans son sein le principe du "tuilage", ce qui dégage un nouvel horizon dans le maniement sériel. » A. Galliari explique en effet que cette série est un nouveau miroir hexaphonique : la seconde moitié est là encore en effet une récurrence renversée de la première. Mais elle et aussi fondée sur un motif générateur de 4 notes (notes 1 à 4) qui, associé au tuilage des tétracordes de une ou 2 notes, permet cette fois 3 permutations différentes. Le deuxième tétracorde (récurrence renversée du premier) commence ainsi sur la dernière note du premier ; le troisième (transposition à la quarte du premier) mord de son côté sur les deux dernières notes du deuxième ; et le quatrième (nouvelle récurrence renversée de l’original) démarre sur la dernière note du troisième.

« La série se présente ainsi comme la combinaison de quatre tétracordes (le motif initial, suivi de trois dérivés : RcRv-T-RcRv) liés les uns aux autres par une ou deux notes communes. Ces tuilages internes ne sont pas seulement astucieux : ils offrent de nouvelles voies à l’utilisation des réseaux sériels. lls possèdent en outre une vertu centrale : celle de faire apparaître un enchaînement supérieur au niveau général de la série. Les sept dernières notes (6-12) apparaissent en effet comme la transposition (à la quarte) des sept premières (1-7) , dégageant deux notes communes (6 et 7) dans l’intersection. En suscitant un enchaînement des séries qui ouvre à une toute nouvelle optique, cette caractéristique a une incidence primordiale pour le maniement sériel. Les deux dernières notes de la série (11-12) constituant en outre aussi l’amorce d’une nouvelle série, la série possède ainsi deux points d’enchaînement (à partir de la note 6 et à partir de la note 11) qui permettent la génération de séries enchaînées dont le réseau laisse naturellement apparaître des superpositions et des déclinaisons d’une grande densité. »

Nous conclurons ce survol des séries weberniennes, par ces Variations pour orchestre, selon A. Galliari « qui explorent les chaînes sérielles tant sur le plan horizontal que vertical, début de l’âge 2 de la composition dodécaphonique, que la mort empêcha le compositeur de poursuivre ».

Lien complémentaire :

Interview d’Alain Galliari par Hélène Pierrakos (Fréquence protestante - emission "La malle à musique") sur son ouvrage "Anton von Werben" :

Recopier dans votre navigateur :

  • http://frequenceprotestante.com/index.php ?id=47&user_radio_pi1[program]=27894

    Joëlle KUCZYNSKI
    Responsable administration de l’école à distance POLYPHONIES. Conception et réalisation des supports formation. Responsable rédaction du Mensuel. Chanteuse.
    Vous avez aimé cet article ? Alors partagez-le avec vos amis !
    Twitter Facebook Google Plus Linkedin email